Canal+, Dailymotion, Orange, BlablaCar, OpenClassrooms… La parcours professionnel de Stéphanie Fraise, lui a permis d’explorer de nombreuses facettes des RH. Sa conviction : la charge mentale qui pèse sur les managers est considérable. Elle partage sa vision des leviers à actionner pour permettre à ces derniers de mieux remplir leurs missions.
Crise de vocation, difficultés à absorber les transformations multiples qui s’imposent à eux, enjeux RSE, quelle lecture faites-vous de la réalité des managers en 2024 ?
SF : A l’instar des RH, les managers font face à une complexité croissante. Les organisations font de plus en plus peser un niveau de responsabilité énorme sur leurs managers. J’aime comparer la situation des managers à celle des RH. Notre mission consiste à faire la balance entre les besoins de l’entreprise et les attentes des individus et à faire en sorte que les attentes coïncident et se rejoignent. Malheureusement, il faut parfois concilier avec des injonctions contradictoires et c’est là où les managers comme les RH, œuvrent à faire émerger les meilleurs compromis pour servir les intérêts de toutes les parties afin que le 1+1 fasse 3. Les managers doivent adhérer à la vision stratégique de l’entreprise, mesurer les enjeux business, tout en faisant en sorte que les individualités soient comprises et respectées. Les managers réconcilient en permanence des impératifs parfois divergents, opposés, contradictoires et ce rôle pivot est difficile et exigeant, car il s’apparente à un travail d’équilibriste. La mission est complexe, mais elle constitue également un formidable challenge.
GR : Comment ne pas constater, comme Stéphanie, la complexité de la fonction managériale et la pression qui s’exerce sur le manager ? Cette pression découle directement du faisceau de responsabilités que font peser les organisations sur leurs managers.
À mes yeux, face à cette réalité, il est urgent de créer les conditions d’un partage de responsabilité plus équitable, plus équilibré. Cette transformation, si elle doit être portée par le top management peut aussi être instiguée par le manager qui, en misant sur la transparence, en exprimant ses émotions avec sincérité, en faisant appel à l’intelligence collective de ses équipes, peut amorcer de rééquilibrage.
Alors que certaines entreprises envisageaient auparavant des modèles sans managers, il est désormais clair que ces approches extrêmes ne sont plus viables. Le manager doit dorénavant répondre au besoin d’autonomie des collaborateurs, dont il révèle le talent et le potentiel par l’expression d’un leadership visionnaire et collaboratif. En devenant (ou en redevenant) manager-ressource, ce dernier a retrouvé ses lettres de noblesse. Il a repris sa place au cœur des équipes pour se projeter avec elles, et avec envie, pour relever les challenges nombreux du quotidien comme de l’avenir. Dans ce contexte, les managers bénéficient d’une reconnaissance accrue. Ils redécouvrent leur sentiment d’utilité, et on ne peut que s’en féliciter.
Digitalisation massive, explosion de la data ou de l’intelligence artificielle, quelles sont, à vos yeux, les compétences essentielles dont le manager doit se prévaloir pour remplir l’ensemble de ses missions ?
SF : La compétence est, vous avez raison, un sujet central. À mes yeux, les entreprises n’investissent pas suffisamment sur la formation de leurs managers. Rares sont les organisations qui ont défini un modèle managérial, élaboré un programme de management auquel les managers peuvent se référer au quotidien. L’accompagnement des managers est, trop souvent, insuffisant, voire inexistant. Dans toutes les entreprises où je suis intervenue, j’ai toujours pu m’appuyer sur des HR Business partner ou des People Success Partner qui se chargent de cet accompagnement dès l’entrée en fonction du manager afin de s’assurer qu’il va opérer avec les standards attendus. Le manager a besoin d’outils, de moyens et ces derniers sont rarement réunis. Au-delà de ce problème structurel (ou culturel), j’ai souvent pu constater que les managers des managers ne les accompagnent pas sur l’angle managérial. C’est bien aux managers de managers que de veiller aux compétences managériales et au bon exercice de cette fonction. Ce défaut d’accompagnement est directement lié à l’absence de formalisation de la stratégie managériale des entreprises.
GR : Notre Baromètre des compétences managériales 2024 révèle que 70% des managers souhaitent développer leurs compétences comportementales (intelligence émotionnelle et relationnelle, leadership éthique, écoute active…). 61% des managers priorisent les formations à
l’utilisation de l’IA, devant la cybersécurité (58 %), le leadership visionnaire (57 %), et à la créativité (47 %). Cet appétit de compétences démontre le sens des responsabilités propre aux managers. Et Stéphanie a raison lorsqu’elle évoque le besoin des managers d’être épaulés et accompagnés.
Ce soutien doit d’abord émaner des managers de managers eux-mêmes qui jouent un rôle-clé dans le développement personnel et professionnel des managers. C’est un parcours qui s’entend au long cours, tout au long de la carrière. Cela implique un mix de formations, d’ateliers de perfectionnement (comme les études de cas et le codéveloppement) et de coaching/mentorat. Le recours aux ressources numériques est également crucial pour assurer une formation continue, permettant aux managers de rester au fait des enjeux et problématiques en constante évolution qu’ils adressent.
Il me semble que le mentoring par des pairs, en dehors de toute supervision hiérarchique, constitue aussi un levier majeur, d’autant qu’il répond à une attente clairement formulée par les managers, comme l’indique notre Baromètre. Mais les mentors doivent également être formés pour endosser efficacement leur rôle.
Pour répondre aux avancées technologiques telles que l’IA, les compétences en soft skills deviennent encore plus cruciales. Elles sont essentielles pour la collecte, l’analyse et la prise de décisions basées sur les informations accessibles plus facilement grâce à la technologie, ainsi que pour anticiper les changements résultant de ces décisions.
Compétences, approche méthodologique, sensibilité personnelle, quelle est à vos yeux la recette secrète d’un management efficace ?
SF : Premièrement, il s’agit de clarifier le socle de base du manager. Le doter d’un playbook précis, complet pour clarifier les attentes. Quelle est la mission du manager, quelles sont ses pratiques, ses rituels, ses KPI… Les entreprises devraient commencer par poser ces attendus sur le papier. Ce document doit être co-construit avec les managers. Ensuite, l’ensemble des composantes étant établi, il s’agit de former les managers pour leur permettre d’opérer les principes définis dans ce document. C’est un travail de longue haleine qui suppose également que derrière chaque manager, on trouve un interlocuteur capable de l’aider, de répondre à ses questions, de l’accompagnement dans sa montée en compétence. Au sein de BlaBla Car, j’avais mis en place toute cette organisation managériale, conçu et mis en œuvre la formation adaptée et créé en interne un E-NPS pour les managers afin de mesurer l’efficacité managériale évaluée par les équipes elles-mêmes. Cela permettait d’identifier les axes de forces et les axes d’amélioration et ainsi piloter la compétence managériale. Par ailleurs, il existe aujourd’hui de nombreux schémas organisationnels différents où la responsabilité est davantage répartie, où les leaders ne sont pas nécessairement les décideurs et où la casquette managériale au sens pur du terme n’existe plus. Le management peut désormais revêtir une apparence plus collégiale. Cela fait partie des sujets que j’aimerais explorer sans jamais avoir pu le faire à ce jour, car je crois que le manager ne peut plus porter toutes les casquettes (opérationnelle, humaine, business, stratégique). La responsabilité devrait être plus distribuée afin d’alléger la charge mentale qui pèse sur le manager. C’est aux entreprises d’avoir l’audace d’explorer des schémas managériaux nouveaux.
GR : La recette secrète d’un management efficace repose d’abord sur l’alignement de la vision, de la stratégie et des tactiques avec les opérations. Cet alignement s’opère et se corrige en permanence en misant sur une dynamique caractérisée par des itérations et des interactions constantes, plutôt que dans une logique top/down ou Bottom/Up.
En s’appuyant sur les bons KPI, en exploitant la méthode des OKR ou encore les feuilles de route agiles, le manager peut évaluer la performance de l’équipe par rapport aux défis à atteindre. Au-delà des outils, l’organisation doit favoriser la structuration des idées et fluidifier les processus d’idéation. La culture, les valeurs et l’ambition partagées constituent alors le ciment de cette organisation par sa capacité à incarner les aspirations individuelles autant que collectives, pour mieux les concilier (ou les réconcilier !).
Mais les managers doivent pouvoir se prévaloir d’un socle de compétences managériales solide. Connaissance de soi et des autres, gestion des ressources humaines, leadership, intelligence collective, éthique et responsabilité, pilotage, responsabilité sociétale des entreprises, maîtrise du numérique… Aucune recette secrète du management efficace ne saurait être mise en œuvre sans ces blocs de compétences dites « socles » !
Je suis tout à fait en phase avec les observations de Stéphanie concernant les multiples casquettes et personnalités du manager. Outre ces socles de bases, il est nécessaire de reconnaître ces multiples spécialisations pour accompagner une montée en compétences plus poussée et pérenniser l’efficacité du manager.
Il est temps de valoriser pleinement la profession de manager en offrant des parcours professionnels variés et des programmes de développement spécifiques. Il me semble que la création de communautés de managers, axées sur l’entraide, l’enrichissement mutuel et la valorisation des talents spécifiques à chaque spécialité, constitue une source d’inspiration indispensable.
Question subsidiaire : succès, échecs, qu’est-ce qui dans votre parcours vous a permis de vous forger l’ensemble des convictions que vous venez de nous partager ?
SF : J’ai eu dans ma carrière des rôles modèles de vrais leaders qui emmenaient leurs équipes, de vrais capitaines inspirants. Quand on a la chance de faire ce genre de rencontre, cela devient une source de transformation. J’ai également eu la chance de croiser des rôles modèles négatifs qui m’ont autant appris que les autres. Observer qu’un comportement à eu un impact négatif est tout aussi formateur. Depuis que j’évolue dans le secteur de la tech, au sein de start-ups et de scale ups, je constate que ce sont des environnements qui ont des exigences très fortes sur l’impact et la qualité des actions conduites. Cela ne signifie pas que tout soit parfait, mais les ambitions et les intentions sont colossales. Dans ces entreprises, tout est documenté, la culture asynchrone, l’hybridation, amènent à structurer les approches, à écrire, à processer et à manager par les objectifs plutôt que par la présence. Cela renforce considérablement l’exigence managériale ! Chez Openclassrooms, le modèle managérial est encore à bâtir, l’approche est méthodique, le désir d’agir est puissant. J’ai la sensation que l’exigence sur l’attention que l’on porte à l’individu est plus forte que dans les grands groupes plus traditionnels. Dans un groupe comme Orange avec ses 200 à 250 000 collaborateurs, les conséquences d’un management approximatif sont diluées. Chez OpenClassrooms avec des 3 à 400 collaborateurs, quand un manager remplit mal ses fonctions, les conséquences sont immédiates. Évoluer dans le secteur de la tech m’a permis de progresser sur mon niveau d’exigence pour moi-même et, in fine, pour ma pratique managériale.
GR : Merci pour ce partage si inspirant ! L’exigence comme le désir d’agir sont les vertus cardinales du manager. Si l’on croit dans la valeur du projet collectif, dans la force du collectif, dans l’intelligence du collectif, alors l’aspiration à progresser et à se réaliser pour soi-même comme pour l’équipe prévaut sur toutes les difficultés à surmonter.
Dans les TPE, les PME ou encore les ETI qui sont moins équipées en systèmes de management ou en dispositifs d’accompagnement et de gestion de la montée en compétences, le manque de temps oblige à toujours plus de créativité, d’inventivité, d’implication… et finalement de rigueur ! Relever les challenges du temps disponible (ou indisponible !), de l’optimisation des budgets, passe par l’exploration de nouveaux formats de formation ou le mentoring et le coaching comme l’appui du digital jouent un rôle déterminant.